Enfant de Bab El Falla, à l’entrée sud de Tunis, Lotfi Rebaï a découvert le handball au Wydad Montfleury Diffusion, le club cher à feu Azouz Rebaï. Formé par Abderrahmane Hammou, il atteindra son apogée avec l’Espérance de Tunis en alignant une série de sept doublés, et avec le sept national qui remporta le championnat d’Afrique 1976, dans la fournaise de la salle El Harcha d’Alger, au nez et à la barbe de l’équipe locale. «Le sept national se composait alors d’une superbe mosaïque de joueurs surdoués. Mais je dois avouer qu’un indestructible esprit de groupe nous animait», témoigne-t-il, plus de quarante ans plus tard.
Lotfi Rebaï, votre génération a marqué les esprits en remportant les trois premières éditions du championnat d’Afrique des nations: en 1972 à Tunis, en 1976 à Alger, et en 1979 au Congo. Quel a été le succès le plus difficile ?
Incontestablement, celui de 1976 à Alger. Cette édition était qualificative aux Jeux olympiques de Montréal que la Tunisie allait boycotter après avoir néanmoins pris part à la cérémonie d’ouverture. Elle rejoignait alors les 22 nations africaines qui ont boycotté ces Jeux pour protester contre la présence de la Nouvelle-Zélande. Laquelle avait envoyé quelques mois plus tôt son équipe de rugby jouer en Afrique du Sud, le pays de l’Apartheid, la politique de la ségrégation raciale.
Après avoir écarté de l’effectif Faouzi Sbabti, le directeur technique national Moncef Hajjar nous a convoqués, Mohamed Lassoued et moi qui jouions en Allemagne. Dès notre arrivée à Alger, on nous annonce que le tournoi sera organisé selon un système de championnat et que nous allions débuter contre le pays organisateur. Donc, c’était d’entrée une finale avant terme.
Ce n’était pas un cadeau de débuter devant une sélection d’Algérie qui passait pour être une nouvelle puissance continentale ?
Non, même si nous étions le tenant du titre à l’issue de l’édition 1974 organisée à Tunis, au Palais des Sports d’El Menzah. Le 10 avril 1976, la salle Harcha d’Alger, d’une capacité d’accueil de huit mille places, était prise d’assaut. Pas un seul siège vide ! Le public était chauffé à blanc et usait de tous les moyens pour encourager ses favoris. Bref, l’atmosphère était irrespirable. Mais nous avons su démontrer beaucoup de caractère et de personnalité pour sortir indemnes d’un tel enfer. Nous l’avons emporté (14-12), balisant la voie du succès final. Le dernier jour, nous avons disposé de l’Egypte (15-14) après avoir dominé le Togo (13-11) et la Côte d’Ivoire (20-11).
De qui se composait alors la sélection ?
De Moncef Besbès et Salah Sassi comme gardiens, Khaled Achour, Habib Khedhira, Mohamed Abdelkhalek, Raouf Ben Samir, Slaheddine Dagachi, Habib Ammar, Naceur Jeljeli, Raouf Chabchoub, Mounir Jelili, Bechir Belhaj, Mohamed Lassoued et moi-même.
Est-ce votre meilleur souvenir sportif ?
Oui, avec également la demi-finale de la coupe de Tunisie EST-ST qui a nécessité le recours à six prolongations. Nous l’avons emporté d’un petit but. J’avais alors marqué onze buts.
Et votre plus mauvais souvenir ?
Le championnat d’Afrique 1981 perdu à Tunis. Notre sept coaché par Hachemi Razgallah a terminé troisième, derrière l’Algérie et la Côte d’Ivoire.
Revenons à vos débuts. Quelle a été la réaction de vos parents alors?
J’ai imité mes camarades de classe à l’école Ali Trad de Montfleury qui ont tous choisi de signer pour l’équipe de handball du Wydad Montfleury. Mon père Ali était cheminot. Il considérait avec son bon sens naturel que le sport était une bien meilleure occupation que d’autres hobbies.
A l’aube de l’indépendance, la délinquance battait son plein. Une querelle se terminait presque toujours en bataille rangée ou à couteaux tirés. Malgré toutes les précautions de ma mère Manoubia, le risque était fort de succomber à l’engrenage d’un quartier violent.
Peut-on dire que le sport a joué dans votre cas son rôle de vecteur de promotion sociale ?
Tout à fait. Grâce au sport, j’ai été professionnel en Allemagne et en Arabie Saoudite. J’ai gagné l’amour des gens, quelque chose de précieux. Ma génération a été marquée et façonnée par Bourguiba, le Combattant suprême. Le genre de despote éclairé.
Sa grande culture et son intelligence lui ont ouvert les yeux sur le meilleur moyen de faire sortir la Tunisie nouvellement indépendante du néant, de la misère, de l’ignorance.
Vous évoquez votre aventure dans la République fédérale allemande. Comment s’est fait ce transfert ?
Après mes débuts au Wydad Montfleury, la grande vedette du Club Africain et du hand national, Hamadi Khalladi, m’a piloté vers l’Association Sportive Hammamet afin que je puisse par la suite signer pour le CA.
Toutefois, ce que n’a pu prévoir feu Khalladi, c’est que le club allemand de Reinhausen viendra effectuer un stage à Hammamet, qu’un match amical sera organisé entre ce club allemand de Bundesliga 1 et l’ASH, et que je crèverai l’écran dans ce match-là. Au point que les dirigeants allemands étaient prêts à tout pour me recruter.
A quel poste avez-vous évolué ?
A tous les postes, mais j’ai été avant tout arrière gauche. Cela requiert une belle détente, une force de frappe et une rapidité d’exécution.
Quels furent vos entraîneurs ?
D’abord, au Wydad Montfleury: Mustapha Pakis, Nasreddine Ben Othmane, Abderrahmane Hammou. Ensuite, à l’AS Hammamet: Abderrazak Salah qui était en même temps entraîneur de football. Il a coaché une belle équipe composée des Habib Khedhira, Mankai, Raouf «Tang»… A l’Espérance où j’ai vécu sept ans pleins de trophées: Habib Touati. A Ittihad Jeddah: Lotfi Bohli. Et en équipe nationale: Ferran Halalambi, Popescu, Lopescu, Moncef Hajjar et Hachemi Razgallah.
Et le meilleur parmi tous ces techniciens ?
Abderrahmane Hammou me parait au dessus du lot. C’était l’homme à tout faire. Il lui arrivait de faire par lui-même le traçage du terrain. Il nous apprit le hand sur des bases solides. Malheureusement, aujourd’hui, il n’est pas rare de voir un joueur international ignorer jusqu’à la fixation de son adversaire. En notre temps, cela nous aurait valu une belle punition. Hammou n’aimait pas toute extravagance visant à humilier l’adversaire. Non, il insistait afin que nous ayons le plus grand respect de l’équipe rivale. C’était avant tout un éducateur.
Si vous n’étiez pas dans le sport, qu’auriez-vous fait ?
Je ne peux pas m’imaginer ailleurs que dans cet univers plein de grâce et de magie. Peut-être j’aurais été juge afin qu’il y ait davantage de justice et d’équité dans le monde.
Le handball représente-t-il toujours la discipline la plus performante et la plus représentative du sport tunisien ?
Oui. Nous aurions même pu remporter le championnat du monde 2005 organisé par notre pays. Nous avons été remontés au score dans les matches décisifs: en demi-finale contre l’Espagne, et au match de classement devant la France. A mon avis, le sélectionneur national de l’époque Saad Hasanefendic n’était pas à la hauteur de l’événement. En fait, notre hand a de tout temps produit d’excellentes cuvées de joueurs: les Khalladi, Hammou, Baccouche…., puis les Sbabti, Jelili, Lassoued…, puis les Khaled Achour, Samir Abbassi…Des noms qui, rien qu’à leur évocation, font trembler l’adversaire.
Qu’est-ce qui a changé entre le hand d’hier et d’aujourd’hui ?
Le jeu est à présent devenu plus rapide, plus puissant. En termes de vélocité et de condition physique, il a énormément évolué. Notre génération était plus technique et plus malicieuse. Un retourné d’un Moncef Ben Amor, l’ancien joueur du Stade Nabeulien: qui peut tenter maintenant un tel exploit technique ? On se donnait à fond pour faire briller les couleurs nationales. Maintenant, c’est devenu une affaire de pognon. Avant, Mohamed Lassoued, Amor Sghaier et moi-même, on n’avait qu’une seule envie: honorer le HB tunisien en Allemagne. La discipline et l’hygiène de vie, c’est là-bas que nous les avons apprises.
Quel est à votre avis le meilleur joueur tunisien de tous les temps ?
Mohamed Lassoued. Il a évolué avec moi en Allemagne.
L’entraîneur de la Yougoslavie de l’époque Vlado Stencl a demandé sa naturalisation, et cela démontre à quel point ce joueur lui paraissait important.
Et croyez-moi, ce coach-là n’était pas n’importe qui puisqu’il il a conduit la sélection de l’ex- Yougoslavie au titre olympique 1972.
Quelle est votre devise dans la vie?
Il faut prendre l’existence comme elle est, et ne pas trop se la compliquer.
Parlez-nous un peu votre famille ?
J’ai épousé Mounira dite Samia en 1978. Nous avons deux filles et un garçon: Sourour, 38 ans, cadre touristique à Paris, Hanène, 37 ans, commerçante, et Ridha, 33 ans, employé dans une compagnie aérienne.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Je lis beaucoup, surtout des romans policiers, cela aide à passer le temps au mois de Ramadan, par exemple.
A la télé, je regarde les documentaires. Je suis aussi mélomane: de l’oriental (Oum Kalthoum et Abdelhalim Hafedh) à la Soul (Barry White, Diana Ross, James Brown, les Temptations), en passant par le hard-rock (Led Zeppelin, Creedance Clearwater Revival), j’aime vraiment tous les genres musicaux.
Quel est le livre qui vous a marqué?
Papillon, d’Henri Charrière.
Votre film préféré ?
Sacco et Vanzetti.
Qu’ont représenté pour vous le Wydad Montfleury et l’Espérance de Tunis ?
Le Wydad a été la mère nourricière toute attentionnée et qui n’arrête pas de se sacrifier. Il faut toujours témoigner de la reconnaissance envers cette école de civisme. Quant à l’Espérance, c’est l’âge de la maturité, là où je me suis construit un palmarès.
Et l’ASH ?
A Hammamet, j’ai passé une saison fabuleuse, ma meilleure saison sans doute. Les Habib Khedhira dit Haller, Mankai, Boudhina, les frères Kaâbar… ont sorti un superbe parcours. Et le plus drôle dans l’affaire, c’est qu’ils se souciaient comme d’une guigne de la fameuse hygiène de vie. Le soir, la veille d’un match, ils faisaient le tour des boîtes de nuit. Une ambiance folle et festive !
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de notre pays ?
Pas vraiment. L’héritage de Bourguiba a été dilapidé, souillé. Le déclin a été déjà entamé avec Ben Ali quand on pouvait réussir au bac avec une moyenne de 8 et demi. Le niveau de l’enseignement a subitement chuté. Il ya des gens qui ne sont pas d’accord sur notre cher drapeau. Vous voyez où nous sommes arrivés. La jeunesse est marginalisée. Non, le tableau est sombre. Je suis de nature optimiste. Mais, vraiment là…
Propos recueillis par Tarak GHARBI